Faut arrêter de tout interdire parce que j'arrive plus à tout désobéir / Pierre

« Aïe ! LUTIN DE PERLE, BERDOL, GOITRE, ça fait maaaal ! »

Valère, à cohabiter avec une gosse qui avait les oreilles qui traînaient tout le temps et bien trop, avait adapté sa façon de parler (et on ne pouvait décemment pas attendre de ce mec-là qu'il fasse comme tout le monde et dise « zut »).
Donc maintenant il jurait avec des contre-pèteries et des noms de maladies rares. Quand il était suprêmement énervé, il en appelait au saturnisme, quand même.
Sinon, il venait présentement de se cogner le petit doigt de pied dans un meuble de la cuisine (« mal rangé celui-là », dit-il alors que le pauvre meuble était parfaitement à sa place). Il sortit misérablement de la cuisine en boitant comme s'il s'était cassé un fémur, pour rejoindre son coloc dans le salon, muni d'un chocolat chaud parfaitement hors de saison vu la chaleur qui régnait.
Il posa d'abord le chocolat sur la table basse, puis son cul dans le canapé avec un manque de grâce caractéristique de sa façon de se laisser choir comme s'il portait en permanence le poids du monde sur ses épaules.

« Pierre. Je suis estropié à vie. »

Fit-il atterri à moitié sur ses genoux et lui ayant sans doute plus fait mal à cause de ses os pointus que de son poids.

« Aide-moi. Sois un vrai coloc ! Et si je meurs, lègue tout ce que j'ai à Bajoue ! »

Tu ne connaissais pas la moitié des injures qu’utilisait Valère et cela voulait également dire que Mahaut passait beaucoup de temps à te questionner dessus. C’était décidé, pour son anniversaire tu lui offrirais un dictionnaire qui lui permettrait d’aller chercher elle-même ses grossièretés. Une fois qu’elle aurait son alphabet en tête, plus question qu’elle vienne te questionner sur tout ça, n’est-ce pas ? Tu étais très occupé à mi-comater, mi-réfléchir à ton idée pour te débarrasser de ta fille à l’avenir que tu ne remarquais que trop tard que Valère avait eut la mauvaise idée de venir vers toi pour se plaindre de quelque chose dont tu n’avais rien à faire ; ses bobos. Ce que tu avais appris avec Mahaut – encore – c’est qu’accorder trop d’importance aux petites douleurs des enfants c’était risquer qu’ils en fassent un drame. Cette approche de la douleur, tu la reproduisais dorénavant pour les adultes – encore que Valère en était-il réellement un ? – et tu décidais de faire comme si tu n’avais rien entendu.

Le jeune ne s’en émeut pas outre mesure puisqu’il vint, telle une Mahaut de 80kg, se vautrer sur toi. Autant ta fille commençait à peser son poids et était tout en os et en nerfs, autant Valère était une véritable baleine qui te fit recracher air et salive dans le choc de la rencontre. D’une main nerveuse tu cherchais à le repousser, l’autre était coincée entre ton poids et ton corps, tu lui tapotais la gueule, les yeux, la tasse sur laquelle tu te brûlais et tu fis ce que Valère savait très bien faire, tu jurais, admonestant sa mère, sa gueule et son gros cul. « Bouge connard c’est moi qui meurt ! »

Val avait l'habitude qu'on ne lui réponde pas (principalement d'ailleurs parce qu'il parlait tellement qu'il ne laissait pas vraiment l'occasion à ses interlocuteurs de lui répondre), donc non l'absence de réponse de Pierre ne l'alerta pas du tout.
Par contre sa réaction oui, il n'avait pas l'air ravi du tout de se l'être pris à moitié sur la tronche.

« AIE », hurla le brun dans un cri haut perché et éclate-tympan : « enfin ton langage, Pierre, ta fille pourrait tout entendre ! »

Il se redressa toutefois en réussissant l'exploit de ne brûler personne avec son chocolat (trop) chaud, râlant.

« T'es vraiment pas cool. Voire même un gros tartineur, voilà ce que t'es. A quoi tu pensais encore avec ton regard dans le vide, hein ? Tu pourrais au moins mettre la télé, ça ferait un peu de vie dans cet appart. »

Il ramena une ses longues jambes sur le canapé, coinçant son talon sous une cuisse, boudeur.

« Non ! Si elle entend la télévision, elle va quitter sa chambre et ne pas faire ses devoirs. » Lâchais-tu, presque paniqué, en amorçant un geste vers la télécommande pour lui taper sur la main s’il se penchait pour l’attraper. Bien sûr tu ne pouvais pas empêcher tes colocataires de se mettre devant la télé et tu subirais avec eux la gamine qui réclamerait un dessin-animé en soupirant toutes les 10 secondes parce qu’elle s’ennuie devant le programme choisi. Pourtant, dans ce cas, Valère n’avait selon toi pas besoin d’allumer quoi que ce soit pour s’occuper. « Et puis c’est quoi un tartineur ? T’essaies de traduire de l’anglais littéralement ? » Mieux valait penser que Valère – qui n’avait probablement d’anglais que le nom – se trompait dans la langue de Molière plutôt que tu ne connaisses pas une expression visiblement insultante. Tu te renfonçais dans l’autre coin, tes deux jambes posées sur le canapé et relevées dans un rempart probablement très inefficace contre d’autres attaques en traitre du coloc.

« Ben tu peux pas lui dire de rester dans sa chambre et de faire ses devoirs ? » s'étonna Valère, qui avait en haute estime l'autorité parentale alors que c'était quelque chose qu'il s'était toujours fait un plaisir d'esquiver le plus possible, même aujourd'hui.

Enfin il avait quand même fait des études parce que ses parents le voulaient, dans un domaine qui ne l'intéressait pas le moins du monde et avait du coup un taf qui le faisait grave chier. Comme quoi il les écoutait des fois, et ça ne menait à pas grand-chose de bien.
Il était à ça de dire à Mahaut d'arrêter de faire ses devoirs parce que ça servait à rien. Non, Pierre le tuerait (enfin au moins lui mettrait un coup de télécommande).

« J'essaie d'être poli. Histoire que ta gamine ne parle pas comme un charretier à l'école, tu sais, histoire que tu ne sois pas convoqué par la directrice... »

Il roula des yeux. Ceux qui disaient de lui qu'il était irresponsable ne connaissaient clairement pas son coloc.

« T’as jamais remarqué que plus tu dis à un gosse de faire quelque chose qu’il voit comme une contrainte, moins il va vouloir le faire ? Plus il va trouver des excuses, des problèmes ou des besoins pour retarder l’inévitable. » La solution était donc de l’ignorer, de suggérer, de faire croire que le gamin était responsable tout seul et le féliciter sur des choses dont il n’avait pas lui-même eu l’idée. De la psychologie de comptoir mais jusqu’à preuve du contraire ça fonctionnait avec Mahaut, les stagiaires et les supérieurs hiérarchiques. Au pire, Mahaut était en train de jouer en silence dans sa chambre en te faisant croire qu’elle travaillait assidument sur tu ne savais quoi. « Pas besoin de toi pour ça, y a déjà sa mère pour inquiéter la moitié du rectorat. » Tu grognes en levant une main dramatique que tu posais sur ton crâne. « D’ailleurs si jamais t’es libre, y a une réunion parent-prof la semaine prochaine… »

« Mais tout le monde fonctionne comme ça, Pierre, pas que les gosses. »

Lui en tout cas fonctionnait comme ça mais Val n'était peut-être pas l'archétype même de l'adulte responsable, ce qui semblait être une constante dans cette colocation de toute façon. Val haussa des épaules à l'évocation de la mère de Mahaut, avec qui il n'avait jamais trop parlé, mais qui effectivement avait une conception particulière du langage à avoir en présence d'une gamine.
Mahaut avait dû en apprendre de belles à ses petits camarades dans la cour, tiens.

« Justement, autant que je ne m'y mette pas aussi... »

Il ne parut pas étonné le moins du monde que Pierre lui propose d'aller à la réunion parents profs à sa place, arqua un sourcil :

« Quel soir ? Je peux sans doute me libérer. »

Et voilà que l’autre con te brisait ta théorie si brillamment montée. Tu lâchais un bruit sec de la bouche pour appuyer ta vexation mais tu n’irais pas dans une joute verbale avec Valere. Tu n’étais pas très fort à ça et tu n’aimais pas perdre, tu ruminais généralement les arguments pendant des heures – plus généralement des jours. « Elle doit en connaître plus que toi, des saletés. » Alex n’était pas tant vulgaire que propice à une violence d’opinion et de pensées… et pour tout dire elle fréquentait une population radicale qui impressionnait bien fort la petite. « Lundi soir, à 17h30. » Tu hésitais un instant avant de te tordre sur le canapé pour sortir d’une de tes poches ton téléphone et vérifier sur l’agenda. « Ah, non, 45. »

Pierre n'avait pas l'air d'accord mais n'exprima pas pourquoi – ce en quoi il était avisé parce que Val s'accrochait à ses arguments avec l'ardeur du désespoir et une mauvaise foi taillée dans le diamant occasionnellement. Il fronça du nez, très aristocrate dérangé par la mauvaise éducation des petites filles de nos jours :

« On dirait presque que t'en es fier. »

Il attendit que son coloc vérifie sur son téléphone, alias son deuxième cerveau, l'heure de la réunion parents profs, et hocha de la tête :

« Je pourrai y être, je sortirai plus tôt du taf. J'te préviens j'me fais passer pour ton nouveau mec, ça ira plus vite avec l'instit, hein. Et puis comme ça, je pourrai aller la chercher à l'école, ça serait pratique. »

Du grand Val quoi.

« Mais non mais je suis réaliste, t’es obligeant de chercher à lui cacher les mots mais entre sa mère et ses collaborateurs, les petits à l’école et les autres coloc’ il faut se rendre à l’évidence, elle a un vocabulaire ordurier. Tiens ma mère l’autre jour était choquée qu’elle sache ce qu’était qu’une salope. » Toi aussi, un peu. Déçu mais pas surpris, tu avais fait les yeux ronds à Mahaut qui s’était empressée de mettre sa main devant sa bouche. Espiègle cependant, elle avait argué que c’était toi qui le lui avais appris, te confortant dans l’idée qu’elle ne connaissait pas réellement la signification du mot. « Hein. Quoi ? » Tu clignes plusieurs fois des yeux, les cils aussi lourds de surprise que d’inquiétude. T’étais pas anti-pédé mais être considéré comme tel était un peu difficile à avaler ou plutôt à faire avaler à la maîtresse. « Mais elle va tout raconter Alex… Tu veux pas dire que t’es son tonton ? »

« Eh ben j'en serais pas responsable, et comme dirait ma mère, ça change agréablement ! » claironna Valère, apparemment satisfait d'un argumentaire somme toute de merde, au demeurant. Il haussa des sourcils, en se disant lui aussi que 5 ans c'était un peu tôt pour savoir ce qu'était une salope, jouant distraitement avec la télécommande.

Il haussa des épaules, à vrai dire il tentait surtout de faire chier Pierre, parce qu'il n'avait pas spécialement envie qu'on le taxe de pédé fut-ce à l'école de Mahaut – surtout parce que dans son cas ça comportait une part de vérité.

« Mais non la maîtresse serait trop contente d'avoir une famille homoparentale, tu penses pas ? On aurait peut-être même des passes-droits ! Puis ton ex tu vas pas me faire croire qu'elle est intolérante là-dessus si elle sauve les animaux et la planète ? »

« Est-ce que ta mère sait que tu t’occupes de Mahaut ? » Tu finis par demander après quelques secondes de bug mental. Tu ne te rends compte qu’après un instant de la stupidité de la question et tu préfères passer outre pour que, si Valère n’avait pas fait gaffe, tu n’ais pas à te justifier. « Bah j’sais pas, si ça se trouve elle est genre manif pour tous… Et dans c’cas là non elle sera pas contente sauf pour vraiment se conforter dans l’idée que Mahaut c’est une espèce d’Antéchrist et qu’on l’a pas appelé Damiana juste parce que l’état civil nous l’a refusé. » Tu connais pas vraiment l’équipe enseignante et t’as toujours tout fait pour éviter de devoir rencontrer l’institutrice, envoyant d’autres personnes ou en laissant Alex gérer la partie maîtresse. Est-ce que c’était plus intelligent ? Entre un père aux abonnés absents et une mère radicale hystérique, la pauvre gosse était déjà catégorisée avant d’avoir elle-même fait ses propres conneries. « J’pense que les gens les plus intolérants c’est ceux qui militent contre ça. Puis parfois on couche encore ensemble, j’voudrais pas qu’elle t’émascule tu vois… »

« Ma mère ? Non. Elle appellerait la DASS, ou ce qui la remplace, enfin tu vois l'idée ; elle me fait déjà pas confiance pour cuire des œufs durs », ce qui avait été les prémices d'une spectaculaire engueulade familiale, d'ailleurs, parce que le diable se trouvait dans les détails, « alors m'occuper d'une gamine... c'est con d'ailleurs, ta fille m'adore. »

Forcément, il lui passait tout à cette gamine, et faisait plutôt figure d'oncle vaguement indigne, rock 'n roll (la faute au perfecto en cuir qu'il se traînait tout le temps) et cool que d'adulte responsable. Il fronça du nez à l'évocation d'une institutrice aussi peu avancée sur les questions sociales, pensif tout d'un coup.

« Mais enfin c'est une prof, elle est forcément de gauche, non ? »

Il y croyait vraiment, à sa connerie, c'était bien ça qui était désolant... Il ouvrit la bouche, choqué, la referma en tentant de digérer le choc, et reprit à voix basse et rapidement :

« Tu couches encore avec ?! Scandale. Comment ça se fait ?! »

L'idée que le fait que ça l'estomaque alors que ça faisait 4 ans qu'il quittait et reprenait le même mec au gré de ses sautes d'humeur ne lui effleura absolument pas l'esprit.

« Un jour tu pourras craner et dire à ta mère que t’as aidé à élever une gamine, je suis sûr que si tu demandes gentiment à Mahaut, elle te signera même un papier pour le prouver. » En tant qu’employé dans l’entreprise familial d’état des transports en commun de la ville de Paris, tout ce qui était en dehors du service public t’était complétement abstrait et abscons. « Bah… pourquoi.. ? T’es RH ? t’es pas censé être de droite et genre en costume trois pièces de chez Gucci ou une marque dans le genre ? Alors que t’habites avec moi, une gosse, une prof de fitness, meeec. » Tu t’effondres en arrière, la main sur le front censée indiquer ton désarroi qui te fit te relever quasiment aussitôt. « Bah… Physiquement ça matche tant que j’ai pas une nouvelle copine, quoi ? C’est plus socialement et intellectuellement, enfin… tu vois quoi ? » d’un coup t’étais gêné de parler de ton ex, devenu plan cul, dans le salon de la coloc, avec un mec apparemment gay et figure paternelle de ta fille. « … on s’est pas quittés parce que physiquement ça collait pas ? »

Valère jeta un regard en coin circonspect à son coloc parce que c'était pas pour la ramener, mais il lui semblait faire bien plus qu' « aider à éduquer » cette gamine. Mais comme il était parfois diplomate (et qu'il s'intéressait plus à la façon de se fringuer quand on était RH), il ne dit rien de ce qu'il pensait, s'il en pensait quelque chose.

« A la limite je devrais avoir une Rolex au poignet, mais j'aime pas celle que ma mère m'a offert pour mes 20 ans alors j'la mets qu'aux repas de famille », expliqua-t-il avec un léger haussement d'épaules. « Et c'est vachement plus sympa et animé de vivre avec vous en coloc. »

Surtout quand comme Valère on ne savait absolument pas vivre seul. Il étrécit les yeux à la tentative d'explications de Pierre, soldée par un tu vois quoi qui comme quasiment à chaque fois que cette expression était employée signifiait que non, il ne voyait pas du tout.

« Je suis pas sûr. A quoi ça sert de se quitter si c'est pour continuer à coucher ensemble ? Ça donne pas envie de chercher quelqu'un d'autre ! »

Et on tenait un spécialiste de la question en la personne de Valère.